Requiem pour un Rêve

Sa peau était parcourue d’un frisson. Accroupi le dos au mur, son regard perdu dans le tapis. La musique s’était arrêtée brusquement. Seuls les bruyants lapements d’Elmer se léchant copieusement les couilles brisaient le silence. Brusquement, le chien arrêta sa joyeuse activité pour se lancer à la recherche de son maître vers la chambre du fond.

On entendit pester.

Comme d’habitude…

 

Puis le silence.

 

Une étrange gêne parcourait le salon. Fanch, assis à côté de moi sur le canapé, m’observait, interrogatif. J’étais sur le point d’aller imposer un mix de Liza lorsqu’Eddy lâcha le tapis. Il releva la tête, dévoilant son visage buriné, les yeux en têtes d’épingles. Le regard embué. Au bord des larmes il semblait menu, fragile.

 

La voie blanche.

Exaspéré.

Il s’emballa.

 

« Putain les mecs j’suis un putain de branque…

 

Un vrai baltringue. BOUFFON !

 

Tout me fait chier….

 

J’suis en train de crever. Déchet de junky de merde…

 

J’me fous la gerbe ! J’vous la fous aussi… »

 

De nouveau le silence.

 

 

Fanch me fit signe, les deux doigts levés, attendant une clope. Le regard en forme de  tu le connais ? …ou peut être de qu’est-ce qu’y se passe ?

 

Je regardais Eddy. Je filais sa clope à Fanch.

Je me demandais s’il fallait intervenir quand une chaussure percuta la porte de la salle de bain.

On entendit beugler :

« Putain ELMER ! Tu fais CHIER ! Dégage CHIEN DE CON ! DÉGAGE je t’ai dit ! Tu vas en prendre une… »

 

Repoussé par la houle, Elmer rebroussa chemin et, bonhomme, se réinstalla sur le tapis. Il se renifla le cul et allait relancer son activité devenue obscène.

« Dégage Pépère ! Va te branler plus loin… »

Je tendis un clope à Eddy

« Tu veux une clope mec ? Détends-toi, ça va aller… »

 

Sourire figé de Fanch, je lui passe le feu… Eddy attrape ma clope puis reprend.

 

« Quand j’avais 16 ans… Putain de plouc ! J’croyais savoir ce que c’était la misère et l’injustice. Mais j’étais loin bordel ! »

Il allume sa tige, prend une profonde taffe, la garde un moment…

 

« J’en pouvais plus de la cambrousse, mes parents, le tracteur de merde, les enculés de cochons…

J’me suis engagé dans l’armée, à 16 ans…

Rien d’autre à foutre pour m’enfuir de mon bled pérave…

Ah ben j’étais content ! Les entraînements avec le Famas, je bandais mon Pote, je te jure que je bandais en tirant comme un con sur mes cibles de merde…
J’me prenais pour un surhomme, j’avais les couilles gonflées à bloc ! Alors quand ils ont demandé des volontaires pour la Yougoslavie, j’suis parti bille en tête pour défendre la démocratie et les belles idées que tu peux avoir quand t’es un connard d’occidental…
A Sarajevo, avant l’arrivée des Casques Bleus, on débarque avec notre barda tout neuf sur l’aéroport, et déjà c’était autre chose…

C’était la Guerre.

Le sergent qui nous montrait nos quartier nous explique que l’autre jour dans l’un de nos abris un vétéran avait pété un plomb et descendu la moitié de sa chambrée pendant un bombardement. Vite fait y’a une odeur qui s’installe, c’est la peur mon Pote !

Partout où tu vas : ça pue ! »

 

Il avale une longue bouffée, puis expire.

 

« Moi j’étais dans la cavalerie, avec les potes on avait une jeep, on devait surveiller les convois le long de la grande route sinueuse qui mène à Sarajevo.

Un jour, peut-être trois semaines après notre arrivée, on part avec deux tanks pour rallier un convoi d’essence. On montait depuis deux jours quand on a vu les deux tanks se prendre des missiles en pleine gueule.

Rigole, des missiles français…
On leurs en avait vendu plein ! La classe à la française ! Putain…

Le sergent, il était carrément coupé en deux, les jambes dans la cabine et le tronc parti avec la tourelle. Le seul qui s’en était sorti, il avait un bras en moins…

Une boucherie je te jure…

Des tripes partout et notre gerbe par-dessus. Je peux te dire que j’ai arrêté de bander. Je faisais moins le malin avec mon pote qui pignait sa mère en train de me crever dans les pattes, son sang qui me pissait à la gueule. Celui qui ne s’était pas chié dessus était constipé pour la semaine. »

Fanch écoutait, absorbé par le récit. Ma cendre venait de tomber sur le tapis…

J’hallucinais, je connaissais Eddy depuis des années, sans que ce soit un de mes amis proches. Je l’avais toujours trouvé surtendu, mais je commençais à comprendre pourquoi.

Eddy écrasa ma cendre sans même s’en apercevoir et continuait sa litanie.

« Il fallait qu’on se casse de là vite fait ! Alors on a enterré les autres, et on a recommencé a grimpé en appuyant sur le champignon. C’est Gwen qui a vu le cadavre de chien sur la route, un bon gars de mon bled (il est mort une semaine avant qu’on rentre). Sur le coup il a tourné le volant, on nous avait prévenus que les cadavres étaient souvent piégés. On a commencé à faire un tête à queue, on s’est cogné contre la falaise, la jeep s’est retrouvée sur le flan au bord du ravin. Le temps qu’on sorte de l’engin, et elle tombait quarante mètres plus bas. On se regardait, on comprenait pas. Je te jure. »

Eddy se redresse d’un coup et écrase sa clope.

 

« Dans le bas, il y avait un village, les gens nous ont accueillis à bras ouverts, ils nous ont soignés, nourris…

Ils ont été vraiment ultra cools. C’était magique !

On est resté bloqués deux jours, et finalement une patrouille nous a récupérés et ramenés à l’avant-poste. Ils nous ont collé dans un convoi qui nous a redescendus pour Sarajevo. En passant devant le village on a largué plusieurs bombonnes d’essence pour les remercier de leur accueil.

 

Quand on est repassés plusieurs semaines plus tard, c’est là que le cauchemar a pris toute son ampleur…

Le village avait été cramé. On s’est approchés pour voir s’il y avait encore du monde, et là on a vu des peintures sur les murs, collabos, ou des trucs du genre.

Au milieu du village, les gens attachés deux par deux avec du fil barbelé, front contre front pour économiser les balles avaient été abattus comme des bêtes… »

 

Eddy s’était franchement mis à chialer, et on vit Nestor apparaître à la grande joie de son iench.

 

« Alors, ça gaze Eugène ?

Comme un lundi ?

 

Eh, les mecs, vous pourriez pas foutre un peu de zic, sans déconner ?
On se croirait à un enterrement.

Vas-y Glaviot, colle-nous du cubain…

Lalala trompette…

 

Vous faites la gueule ou quoi ? « 

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